L'OMBRE SUR LA VITRE

(THE SHADOW ON THE GLASS)

 

— Écoutez ! s'exclama lady Cynthia Drage.

Elle lut à haute voix un article du journal qu'elle tenait grand ouvert devant elle :

— Cette semaine, Mr et Mrs Unkerton donnent une soirée à Greenways House. Parmi les invités, on compte lady Cynthia Drage, Mr et Mrs Richard Scott, le commandant Porter, D.S.O.[1], Mrs Staverton, le capitaine Allenson et Mr Satterthwaite.

Repoussant le quotidien, lady Cynthia commenta :

— Il est bon de savoir que nous sommes au nombre des hôtes. Mais ils ont fait un joli gâchis !

Son compagnon, ce même Mr Satterthwaite dont le nom figurait sur la liste des invités, fixa sur elle un regard interrogateur. On racontait que la présence de ce vieux gentleman dans les maisons de nouveaux riches signifiait, soit que la chère y était particulièrement raffinée, soit qu'un drame était sur le point de s'y dérouler. Mr Satterthwaite s'intéressait d'une manière anormale aux comédies et tragédies que vivaient ses semblables.

Lady Cynthia, une femme entre deux âges, au visage dur, rehaussé d'un maquillage généreux, donna une petite tape à son voisin avec l'élégante ombrelle qu'elle gardait sur les genoux.

— N'allez pas dire que vous ne comprenez pas ! D'ailleurs, je suis persuadée que vous êtes ici pour assister au scandale.

Mr Satterthwaite nia avec vigueur. Il ne savait absolument pas à quoi elle faisait allusion.

— Je veux parler de Richard Scott. Prétendez-vous n'avoir jamais entendu parler de lui ?

— Non, bien sûr. C'est un chasseur de fauves, n'est-ce pas ?

— Exactement. À l'heure actuelle, c'est une célébrité et je comprends assez bien que les Unkerton aient voulu se l'approprier… lui et la mariée ! Une charmante enfant, mais si naïve ! Elle n'a que vingt ans, vous savez, et lui, au moins quarante-cinq !

— Mrs Scott paraît en effet charmante, approuva son voisin.

— Oui… la pauvre…

— Pourquoi pauvre ?

Lady Cynthia lui adressa un regard de reproche et aborda la question à sa façon :

— Porter est un bon type, bien qu'ennuyeux. Encore un de ces chasseurs d'Afrique à la peau brûlée par le soleil et peu bavard. Il joue un rôle subalterne auprès de Richard Scott et cela, depuis toujours, amis de jeunesse et le reste. Maintenant que j'y pense, il me semble qu'ils faisaient tous deux partie de cette expédition.

— Quelle expédition ?

— L'expédition ! Celle de Mrs Staverton. À présent, vous allez dire que vous n'avez jamais entendu parler de Mrs Staverton ?

Presque à contrecœur, Mr Satterthwaite admit :

— J'ai entendu parler d'elle…

Tous deux échangèrent un rapide coup d'œil.

— Cela ressemble tellement aux Unkerton ! gémit lady Cynthia. Ils sont vraiment désespérants, je veux dire, sur le plan social. Avoir invité ces deux-là en même temps ! Naturellement, les Unkerton savaient que Mrs Staverton passe pour une femme d'esprit, une grande voyageuse, qu'elle écrit un livre, mais ils n'ont pas la moindre idée des pièges de la vie mondaine. Pendant un an, je les ai guidés et personne ne saura jamais ce que j'ai pu endurer. On doit constamment être derrière leur dos : « Ne faites pas ceci. » « Vous ne pouvez pas faire cela. » Dieu merci, j'en ai fini avec eux ! Ce n'est pas que nous nous soyons querellés… Oh ! non, je ne me fâche jamais, mais j'abandonne la place à qui veut la prendre. Comme je dis toujours, je tolère la vulgarité mais je ne supporte pas la petitesse d'esprit !

Après cette remarque quelque peu énigmatique, qu'elle rumina un moment, lady Cynthia reprit :

— S'il m'incombait encore d'organiser leurs réceptions, je déclarerais carrément : « Vous ne pouvez inviter Mrs Staverton en même temps que les Richard Scott. À une certaine époque, elle et lui… »

Elle pinça les lèvres en un silence éloquent.

— Mais l'étaient-ils vraiment ? insista Mr Satterthwaite.

— C'est bien connu, mon cher ! Je suis surprise qu'elle ait eu le cran d'accepter l'invitation.

— Peut-être ne savait-elle pas que les autres seraient de la partie ?

— Pour moi, elle le savait très bien.

— Vous croyez ?…

— C'est une femme dangereuse, du genre qui ne recule devant rien. Je ne voudrais pas être à la place de Richard Scott, ni aujourd'hui ni demain.

— Et vous pensez que Mrs Scott ne se doute de rien ?

— J'en suis certaine. Mais quelque bonne âme bien intentionnée l'éclairera tôt ou tard. Tiens ! Voici Jimmy Allenson. Un si gentil garçon. Il m'a sauvé la vie l'hiver dernier en Égypte, lorsque je m'ennuyais tant ! Hello ! Jimmy ! Venez ici tout de suite !

Le capitaine Jimmy Allenson obéit et se laissa tomber sur le gazon à ses pieds. C'était un beau garçon d'une trentaine d'années, aux dents blanches et au sourire radieux.

— Je suis heureux que quelqu'un veuille bien de moi. Les Scott jouent aux tourtereaux et ils n'ont pas besoin d'un partenaire. Porter est en train de dévorer The Field et je viens de courir le danger mortel de me faire accaparer par mon hôtesse.

Lady Cynthia rit avec lui. Mr Satterthwaite, qui était sur certains points vieux jeu, ne plaisantait jamais au sujet de ses hôtes et hôtesses avant d'avoir quitté leur maison.

— Pauvre Jimmy, compatit lady Cynthia.

— Elle voulait à tout prix me raconter l'histoire du fantôme de la famille.

— Un fantôme Unkerton ! s'écria lady Cynthia, que c'est drôle !

— Pas un fantôme Unkerton, intervint placidement Mr Satterthwaite, un fantôme Greenways. Ils l'ont acheté avec la maison.

Sa compagne coupa :

— Mais bien sûr ! Je m'en souviens à présent. Ce n'est pas un fantôme qui fait cliqueter des chaînes. À ce que je crois me rappeler, il n'est question que d'une fenêtre.

Allenson leva vivement la tête.

— Une fenêtre ?

Mr Satterthwaite ne répondit pas car son attention venait d'être attirée par trois silhouettes qui s'approchaient. Il distingua une mince jeune femme encadrée par deux hommes qui, de loin, se ressemblaient assez : tous deux étaient grands, bruns, le visage bronzé et l'œil vif, mais vus de plus près, leur pseudo-ressemblance s'évanouissait.

De Richard Scott, chasseur et explorateur, se dégageait une personnalité éclatante, empreinte d'un pouvoir magnétique. Au contraire, John Porter, son camarade de chasse, avec ses épaules carrées, son visage impassible, comme taillé dans le bois, et ses yeux gris, donnait une impression terne. On le sentait satisfait d'être une sorte de lieutenant de Scott.

Entre eux, Moira Scott, qui trois mois plus tôt s'appelait encore miss Moira O'Connell. Une silhouette svelte, de grands yeux bruns tristes et une masse de cheveux dorés qui lui auréolaient le visage.

En la voyant si frêle, Mr Satterthwaite pensa : « Il ne faut pas que cette enfant souffre. Ce serait trop injuste. »

Lady Cynthia accueillit les nouveaux venus d'un mouvement d'ombrelle.

— Asseyez-vous et n'interrompez pas ! Mr Satterthwaite nous raconte une histoire de fantôme.

Prenant place sur le gazon, Moira Scott déclara :

— J'adore les histoires de fantôme !

— Vous voulez parler de celui de Greenways ? s'enquit Scott.

— Oui. Vous la connaissez ?

Avec un hochement de tête affirmatif, Scott répondit :

— J'avais l'habitude de venir ici, autrefois, avant que les Elliot n'aient dû vendre. Le fantôme est appelé le « Cavalier aux aguets », n'est-ce pas ?

— Le Cavalier aux aguets, répéta doucement sa femme. J'aime ce nom. Je vous en prie, continuez.

Mais Mr Satterthwaite, peu disposé à obéir, affirma à la jeune femme que l'histoire était sans intérêt.

Avec un rire sardonique, Scott observa :

— Ce refus, courtoisement voilé, excite notre curiosité.

Devant la protestation générale, Mr Satterthwaite dut s'incliner.

— Je crois que l'histoire originale est centrée sur un « Cavalier »[2], ancêtre de la famille Elliot. Sa femme avait pour amant une « Tête ronde »[3] qui le tua dans une pièce située à l'étage. Les coupables s'enfuirent mais alors qu'ils s'éloignaient, ils jetèrent un coup d'œil en arrière et virent le visage du mari qui les suivait des yeux par la fenêtre de la pièce où il avait été tué. C'est là la légende et, pour qui est du fantôme, un carreau de la fenêtre où fut assassiné le Cavalier montre une sorte de tache qui, de près, est invisible mais, à une certaine distance, donne l'impression qu'un visage d'homme regarde au-dehors.

— De quelle fenêtre s'agit-il ? demanda Mrs Scott en se tournant vers la façade.

— Vous ne pouvez la voir d'ici car elle est située sur le mur opposé. De plus, elle a été bouchée il y a longtemps, quarante ans, pour être précis.

— Pourquoi ? J'ai cru comprendre que le fantôme ne se déplaçait pas ?

— C'est exact. J'imagine… ma foi, j'imagine que la superstition… la crainte… rien de sérieux, en tout cas.

Et, très adroitement, il réussit à détourner la conversation, Jimmy Allenson se montrant tout disposé à disserter sur les devins égyptiens.

— Ce sont des charlatans, pour la plupart. Ils acceptent assez volontiers de vous donner quelques vagues détails concernant votre passé, mais ils ne se risquent jamais à vous prédire l'avenir.

— J'aurais cru que c'était le contraire, dit John Porter.

Richard Scott déclara à son tour :

— Dans notre pays, il est illégal de prédire l'avenir, je crois. Un jour, Moira a prié une bohémienne de lui lire les lignes de la main, mais la femme lui a rendu son shilling, en répliquant que cela lui était impossible.

— Peut-être y a-t-elle vu quelque chose de si effrayant qu'elle n'osa pas m'en instruire ?

— Ne dramatisez pas, Mrs Scott, s'exclama Jimmy Allenson d'un ton léger. Personnellement, je me refuse à croire qu'un destin malheureux puisse planer sur votre tête.

« Je me demande…, ne put s'empêcher de penser Mr Satterthwaite. Je me demande vraiment… »

Un murmure de voix lui fit lever la tête. Deux femmes arrivaient. L'une petite, forte et très brune, drapée dans une robe d'un vert qui lui seyait mal, l'autre grande et mince, vêtue de blanc ivoire. La première était son hôtesse, Mrs Unkerton, et sa voisine une femme qu'il connaissait de nom, mais qu'il n'avait jamais vue.

— Voici Mrs Staverton, annonça Mrs Unkerton. Vous vous connaissez tous, je crois ?

— Ces gens ont le don de ne jamais manquer une remarque dénuée de tact, murmura lady Cynthia à l'oreille de Mr Satterthwaite.

Le vieux monsieur, cependant, n'écoutait pas. Il observait la nouvelle venue, très à l'aise… Il l'écouta dire : « Hello, Richard ! Il y a une éternité que nous nous sommes vus. Désolée de n'avoir pu assister à votre mariage. Est-ce là votre femme ? Ma chère, vous devez être fatiguée de toujours tomber sur les vieux amis de votre mari. » Il approuva la réponse de Moira, pleine d'à-propos et de réserve, surprit un rapide coup d'œil appréciateur de la femme plus âgée et sa découverte d'un autre vieil ami : « Hello, John ! » Il nota que le ton dégagé était le même, mais empreint cependant d'une chaleur que seul l'observateur attentif discerna, ainsi que ce sourire soudain qui la transformait. Lady Cynthia ne s'était pas trompée en la jugeant dangereuse… Très blonde avec des yeux d'un bleu foncé. Une femme à la voix sensuelle, et au sourire désarmant.

Iris Staverton prit place et tout de suite devint le centre du groupe. On sentait qu'il en était toujours ainsi où qu'elle aille.

Mr Satterthwaite fut tiré de ses méditations par le commandant qui lui suggérait une petite promenade. Le vieux gentleman n'appréciait guère ce genre de distraction, mais il accepta et les deux hommes traversèrent la pelouse en flânant.

— L'histoire que vous nous avez racontée est très intéressante, fit le commandant.

— Je vais vous montrer la fenêtre.

Mr Satterthwaite guida son compagnon vers la façade ouest de la maison, ouvrant sur un petit jardin à la française qu'on appelait le jardin secret à cause de ses bordures de houx qui le protégeaient des regards indiscrets et de l'étroit sentier en zigzag qui y menait.

Une fois à l'intérieur, tout vous enchantait : les parterres fleuris, les allées dallées, le banc de pierre très bas et merveilleusement sculpté.

Arrivé au centre du jardin, Mr Satterthwaite leva les yeux et indiqua l'unique fenêtre au premier étage. Le lierre cachait presque complètement ses vitres sinistres, mais on se rendait compte qu'à l'intérieur, on l'avait bouchée.

— C'est ici, annonça Mr Satterthwaite.

Porter tendit le cou pour mieux voir.

— Je distingue bien une légère décoloration sur l'une des vitres, mais rien de plus.

— Nous sommes trop près. Il y a une petite clairière surélevée dans les bois, d'où l'on a un très bon aperçu.

Il entraîna Porter hors du jardin et, tournant à gauche, pénétra dans les sous-bois. Un certain souci de corser la mise en scène s'empara de lui et il remarqua à peine que son compagnon avait l'esprit ailleurs.

— Bien sûr, lorsqu'ils décidèrent de boucher la fenêtre, les Elliot en firent percer une nouvelle qui est exposée au sud et donne sur la pelouse où nous étions tous réunis. Il me semble que les Scott occupent la chambre en question et c'est pour cela que je n'ai pas voulu débattre le sujet plus avant. Mrs Scott aurait pu ressentir quelque inquiétude en apprenant qu'elle dormait dans la pièce hantée.

— Oui, je vois.

Mr Satterthwaite se tourna vers Porter et comprit que ce dernier n'avait pas écouté un mot de ce qu'il lui disait.

— Très intéressant, confirma Porter.

Il frappa de son bâton quelques digitales géantes et, les sourcils froncés, laissa échapper :

— Elle n'aurait jamais dû venir.

On s'exprimait souvent ainsi devant Mr Satterthwaite. Il semblait avoir si peu d'importance, être une personnalité tellement falote qu'on lui attribuait toujours le rôle de l'auditeur muet.

— Non, répéta Porter, elle n'aurait jamais dû venir.

Instinctivement, Mr Satterthwaite devinait que son voisin ne faisait pas allusion à Mrs Scott.

— C'est votre opinion, vraiment ?

Porter hocha la tête comme s'il pressentait un malheur.

— J'étais de la fameuse expédition à laquelle Scott et Iris prirent part… Une femme merveilleuse et une tireuse d'élite. Je me demande ce qui a bien pu pousser les Unkerton à l'inviter ?

Mr Satterthwaite haussa les épaules.

— L'ignorance, sans doute.

— Il va y avoir de la casse. Nous devons rester près d'eux… et faire tout ce qui sera en notre pouvoir pour éviter un drame.

— Mais voyons, Mrs Staverton…

— Je veux parler de Scott. Vous comprenez, il faut ménager Mrs Scott.

Mr Satterthwaite n'avait pas cessé de penser à cela, mais il jugea inutile d'en informer son compagnon qui, jusqu'à cette minute, paraissait avoir oublié l'existence de la jeune femme.

— Comment Scott a-t-il rencontré son épouse ?

— Au Caire, l'hiver dernier. L'affaire fut vite bâclée. Ils se fiancèrent au bout de trois semaines et se marièrent.

— Elle paraît vraiment charmante.

— Elle l'est, sans aucun doute et il l'adore… mais cela ne changera rien. (Et à nouveau, le commandant répéta, usant du pronom qui pour lui ne pouvait désigner qu'une seule personne.) Bon sang ! elle n'aurait pas dû venir…

Ils débouchèrent sur un tertre herbeux qui surplombait la maison. Plein de l'importance de son rôle, Mr Satterthwaite tendit le bras.

— Regardez !

Le jour baissait depuis un moment mais on distinguait encore la fenêtre, et pressé contre l'une des vitres, apparaissait le visage d'un homme surmonté du casque à plumes des Cavaliers.

— Curieux, remarqua Porter. Vraiment très curieux. Qu'arrivera-t-il, le jour où la vitre se cassera ?

Mr Satterthwaite sourit.

— C'est là un des côtés les plus intéressants de l'histoire. À ma connaissance, cette vitre a été remplacée onze fois, sinon plus. La dernière fois, il y a douze ans, lorsque le propriétaire d'alors voulut à tout jamais détruire le mythe. Mais toujours, la tache réapparaît… pas d'un coup, mais graduellement. En général, elle a retrouvé son importance au bout d'un mois ou deux.

Pour la première fois, Porter manifesta un grand intérêt. Il bougonna :

— Ces choses sont, pour le moins, bizarres. Impossible de leur trouver une explication. Savez-vous quelle est la véritable raison qui poussa les propriétaires à boucher cette fenêtre de l'intérieur ?

— Ma foi, des rumeurs circulèrent, affirmant que la pièce avait une influence maléfique. Les Evesham l'occupaient juste avant leur divorce. Puis ce fut le tour de Stanley et de sa femme. Quelque temps plus tard, Stanley partit avec une danseuse.

Porter haussa les sourcils.

— Ce ne serait donc pas la vie de ses occupants qui serait en danger, mais leur sens moral ?

Mr Satterthwaite ne put s'empêcher de se demander si la même chose pourrait arriver aux Scott.

Ils revinrent sur leurs pas et alors qu'ils avançaient en silence sur le gazon tendre, absorbés dans leurs pensées, ils devinrent indiscrets sans le vouloir.

Ils contournaient la haie de houx lorsque la voix hautaine d'Iris Staverton se fit entendre de l'autre côté de la muraille de verdure.

— Vous le regretterez !… Je vous jure que vous le regretterez !

En réponse, la voix sourde et incertaine de Richard Scott se perdit dans un murmure et Iris parla à nouveau, prononçant des mots dont on devait se souvenir plus tard.

— La jalousie engendre le mal. Elle est dangereuse et peut pousser quelqu'un à commettre un crime odieux. Prenez garde, Richard, pour l'amour de Dieu, prenez garde !

Là-dessus, elle déboucha du sentier en zigzag, à quelques mètres des deux hommes dont elle ne remarqua pas la présence et gagna la maison à grands pas, comme si elle était poursuivie.

Les paroles de lady Cynthia revinrent à l'esprit de Mr Satterthwaite : « Une femme dangereuse… » et pour la première fois, il eut le pressentiment qu'une tragédie allait bientôt éclater à Greenways House.

Pourtant, alors que la soirée avançait, il eut honte de ses craintes. Tout semblait normal. Mrs Staverton, très détendue, ne trahissait aucun signe de nervosité. Moira Scott paraissait, comme d'habitude, charmante et naturelle ; les deux femmes échangèrent même des propos aimables. De son côté, Richard Scott affichait une gaieté débordante.

La seule personne qui ne prenait pas part à la bonne humeur ambiante était la grosse Mrs Unkerton qui vint se confier à Mr Satterthwaite.

— Vous penserez peut-être que je suis ridicule, mais j'ai peur. Je dois vous avouer que j'ai envoyé chercher le vitrier, à l'insu de Ned.

— Le vitrier ?

— Afin qu'il pose une nouvelle vitre à la fameuse fenêtre. Ned a beau en être fier et prétendre qu'elle donne un cachet à la maison, moi je n'aime pas cela. Je préfère de beaucoup une bonne vitre comme les autres, sans histoire déplaisante.

— Vous oubliez, contesta Mr Satterthwaite, ou peut-être ne savez-vous pas que la tache réapparaît toujours ?

— Si c'est vrai, c'est contre nature !

Mr Satterthwaite haussa les sourcils mais ne répondit pas.

— Et quand bien même cela serait ? reprit Mrs Unkerton, sur un ton de bravade. Nous ne sommes pas si pauvres, Ned et moi. Nous pouvons nous permettre une nouvelle vitre chaque mois… ou chaque semaine, s'il le faut !

Mr Satterthwaite ne releva pas le défi. Il avait vu trop de choses s'écrouler et disparaître sous le poids de l'argent pour penser que même un Cavalier fantôme puisse sortir victorieux du combat. Néanmoins, l'inquiétude manifeste de son hôtesse le frappait. Seulement, elle l'attribuait à une vague superstition, plutôt qu'à une mésentente entre ses invités.

Plus tard, alors qu'il s'apprêtait à se retirer, le vieux gentleman surprit à nouveau une remarque de Mrs Staverton. Cette fois, elle annonçait d'un ton irrité à John Porter :

— Personne ne m'avait prévenue que les Scott seraient ici, sinon je ne serais pas venue, mais au point où nous en sommes, je puis vous assurer, mon cher John, que je n'ai pas l'intention de me retirer sur la pointe des pieds !

Mr Satterthwaite passa son chemin. Intérieurement, il s'interrogea : « Est-il possible qu'elle n'en ait rien su ? Que va-t-il en résulter, à présent ? »

Dans la fraîche clarté du matin, Mr Satterthwaite se dit qu'il s'était laissé aller un peu trop au mélodrame, la veille au soir. Il avait eu un moment d'appréhension, à peu près inévitable, étant donné les circonstances, mais à présent, les choses reprenaient leur aspect normal. Ses craintes touchant une catastrophe sur le point d'éclater tenaient à l'état de ses nerfs, ou peut-être de son foie… Oui, cela venait sûrement de son foie. Il calcula qu'il lui fallait attendre encore deux semaines avant d'aller faire sa cure à Carlsbad.

Ce soir-là, juste comme la nuit tombait, il proposa au commandant Porter de se rendre jusqu'à la clairière pour voir si Mrs Unkerton avait tenu parole et fait poser une nouvelle vitre à la fenêtre condamnée.

Alors qu'ils traversaient le bois à pas lents et que Porter se montrait, comme de coutume, taciturne, Mr Satterthwaite remarqua :

— Je ne puis m'empêcher de penser que nous avons peut-être un peu exagéré, hier, en anticipant sur des… heu… des événements tragiques. Après tout, les gens du monde savent refréner leurs sentiments.

— Peut-être, convint Porter, qui ajouta au bout d'un moment : les gens évolués, tout au moins. Ceux qui ont longtemps vécu en marge de la civilisation retournent à l'état sauvage, si l'on peut dire.

Mr Satterthwaite gravit le promontoire avec peine et se tourna vers la fenêtre. Le visage s'y trouvait encore, plus réel que jamais.

— Je crois que notre hôtesse s'est repentie.

Porter jeta un coup d'œil indifférent sur la maison et remarqua, d'un ton neutre :

— Unkerton a probablement mal pris la chose. Il est homme à tirer vanité de la réputation de son fantôme et à ne pas courir le risque de le voir disparaître alors qu'il a payé très cher le droit de se l'approprier.

Ayant promené les yeux sur les fourrés environnants, il reprit :

— Vous est-il jamais venu à l'esprit que la civilisation a un côté extrêmement dangereux ?

— Dangereux ?

Une telle remarque, par son côté révolutionnaire, choquait Mr Satterthwaite au plus haut point.

— Oui, car elle ne comporte pas de soupape de sûreté.

Il se détourna brusquement et redescendit le promontoire.

— J'ai peur de ne pas très bien vous comprendre, protesta Mr Satterthwaite, trottinant pour rester à la hauteur de son compagnon. Les gens raisonnables…

Porter eut un rire bref et contempla le petit gentleman.

— Vous croyez que je profère des bêtises, Mr Satterthwaite ? De même que certaines personnes ont le pouvoir de déceler l'approche d'un orage, d'autres prévoient d'avance le malheur. Un drame va bientôt avoir lieu ici, je le sens ! Il peut éclater à tout instant.

Il s'arrêta soudain, saisit le bras de Mr Satterthwaite et, dans le silence qui suivit, sa prédiction se réalisa : deux coups de feu, et ensuite… un cri de femme.

— Mon Dieu ! gémit Porter, c'est arrivé !

Il fonça vers la maison. Mr Satterthwaite peinait derrière lui. Quelques secondes plus tard, ils arrivaient sur la pelouse à proximité du jardin secret. Dans le même temps, Richard Scott et Mr Unkerton accouraient, venant de l'angle opposé de la maison. Les quatre hommes se retrouvèrent devant l'étroite allée bordée de houx.

— C'est… c'est venu d'ici, fit Unkerton en désignant d'une main tremblante l'entrée du jardin.

— Il faut aller voir.

Porter pénétra le premier dans l'enclos. Lorsqu'il s'immobilisa, Mr Satterthwaite jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et Richard Scott poussa un cri.

Un homme et une femme gisaient dans l'herbe au pied du banc de pierre, tandis que Mrs Staverton fixait sur eux un regard rempli d'horreur. Elle tenait un objet dans sa main crispée.

— Iris ! cria Porter, Iris, que tenez-vous là ?

L'air étonné, elle baissa les yeux et déclara d'une voix blanche :

— Un revolver. (Puis au bout de quelques secondes interminables :) Je… je l'ai ramassé.

Mr Satterthwaite s'approcha d'Unkerton et de Scott penchés sur les corps.

— Un docteur, souffla Scott. Il faut tout de suite appeler un docteur.

Mais nul médecin ne pouvait être du moindre secours pour Jimmy Allenson qui s'était plaint des devins égyptiens et pour Moira Scott à qui une bohémienne avait rendu son shilling.

Richard Scott procéda lui-même à un bref examen. Après un instant d'affolement, ses nerfs d'acier avaient repris le dessus. En reposant doucement sa femme, il constata :

— On lui a tiré dans le dos. La balle l'a transpercée.

Il se pencha ensuite sur Jimmy Allenson qui portait une blessure à la poitrine où la balle était restée logée.

John Porter observa d'un ton dur :

— Il ne faut toucher à rien. La police doit voir la scène exactement comme elle se présente en ce moment.

— La police…

Un éclair de colère passa soudain dans le regard que Scott levait sur la femme debout près de la haie épineuse. Il fit un pas vers elle mais Porter s'interposa afin de lui barrer le passage. Un moment, il sembla que les deux amis allaient s'affronter.

Porter secoua doucement la tête.

— Non, Richard. Les apparences sont contre elle… mais vous vous trompez.

Richard Scott parla avec difficulté, s'humectant les lèvres.

— Alors, pourquoi tient-elle… cet engin dans la main ?

Et à nouveau, Iris Staverton répéta :

— Je l'ai ramassé.

Unkerton, qu'on avait oublié, les rappela à la réalité :

— Il faut avertir la police… tout de suite. Peut-être vous en chargerez-vous, Scott ? Je pense que quelqu'un devrait rester ici…

À sa manière calme et bien élevée, Mr Satterthwaite se proposa, ce que son hôte accepta avec un soulagement manifeste.

Avant de se retirer, il dit en guise d'excuse :

— Il importe que j'apprenne la nouvelle à lady Cynthia et à ma chère femme.

Mr Satterthwaite demeura seul dans le jardin secret, le regard sur le cadavre de Moira Scott.

— Pauvre enfant… Pauvre enfant…

Il se rappela la vieille citation au sujet du mal que les hommes engendrent et laissent derrière eux. Richard Scott n'était-il pas en quelque sorte responsable de la mort de cette innocente femme ? Iris Staverton serait probablement pendue. Cette constatation ne lui était pas particulièrement agréable, car là encore l'homme était responsable. Ah ! les hommes…

Et la jeune femme, l'innocente enfant avait payé.

Rempli de pitié, il contempla le petit visage, si pâle, où un sourire à peine esquissé fleurissait au coin des lèvres, les cheveux dorés ébouriffés, l'oreille délicate. Il distingua une goutte de sang sous le lobe. Avec le sentiment de jouer plus ou moins au détective, il en déduisit qu'il devait s'agir d'une boucle d'oreille arrachée au cours de la chute du corps. Il tendit le cou… Oui, il ne s'était pas trompé. Une perle pendait à l'autre oreille… Pauvre enfant, pauvre enfant…

 

Ils étaient tous réunis dans la bibliothèque. L'inspecteur Winkfield, un homme énergique n'ayant pas dépassé la quarantaine, achevait de recueillir les témoignages. Il avait déjà interrogé la plupart des personnes présentes et se faisait une idée assez claire de l'affaire.

Pour le moment, il écoutait les déclarations du commandant Porter, de Mr Satterthwaite. Mr Unkerton, tassé sur une chaise, fixait le mur, l'œil dans le vague.

— Donc, messieurs, résuma Winkfield, vous étiez allés vous promener et reveniez vers la maison par un sentier qui contourne ce que vous appelez le jardin secret. C'est exact ?

— Parfaitement, inspecteur.

— Vous avez alors entendu deux coups de feu puis un cri de femme ?

— Oui.

— Vous avez donc couru vers le jardin, qui ne comporte qu'une seule issue. Si quelqu'un en était sorti et avait tourné à droite, il aurait été vu de Mr Unkerton et de Mr Scott ; s'il avait tourné à gauche, vous n'auriez pas manqué de votre côté, de le rencontrer. D'accord ?

— D'accord, inspecteur, répondit Porter très pâle.

— Tout me paraît clair. Mr Unkerton, sa femme et lady Drage se tenaient sur la pelouse, Mr Scott dans la salle de billard qui ouvre sur la même pelouse. À 6 h 10, Mrs Staverton sortit de la maison, échangea quelques mots avec les personnes présentes et contourna la maison dans l'intention de se rendre dans le jardin secret. Deux minutes plus tard, les coups de feu éclatèrent. Mr Scott arriva en courant de la maison et, avec Mr Unkerton, se précipita vers l'endroit d'où étaient venues les détonations. Dans le même temps, vous et Mr heu… Satterthwaite, arriviez d'une direction opposée. Vous avez trouvé Mrs Staverton dans le jardin secret, un revolver à la main. Nous avons constaté plus tard que deux balles manquaient dans le chargeur. Mrs Staverton aurait d'abord tiré sur la dame qui, vu la position de la blessure, devait être assise sur le banc, lui tournant le dos. Le capitaine Allenson a dû se dresser pour se jeter sur elle. Elle l'a atteint en pleine poitrine. Je crois comprendre qu'il y a eu un… heu… attachement passé entre l'accusée et Mr Richard Scott…

— C'est un sacré mensonge ! lança Porter.

L'inspecteur ne pipa mot et se contenta de hocher la tête.

— Qu'a-t-elle à dire pour sa défense ? demanda Mr Satterthwaite.

— Qu'elle se rendait dans le jardin secret pour être tranquille un moment et que juste avant d'atteindre le dernier tournant du sentier qui y conduit, elle entendit les coups de feu. Elle arriva sur les lieux du drame, vit le revolver et le ramassa. À part les deux victimes, elle n'a aperçu personne.

L'inspecteur garda un silence éloquent avant de conclure :

— C'est ce qu'elle affirme et bien que je l'aie mise en garde, elle persiste à maintenir sa déposition.

Porter dit gravement :

— Si elle la maintient, c'est qu'elle dit la vérité. Croyez-moi, je connais Iris Staverton.

— Nous aurons tout le temps de revenir là-dessus. En attendant, je dois faire mon devoir.

Porter apostropha Mr Satterthwaite :

— Et vous ! Ne pouvez-vous nous aider ? Tenter quelque chose ?

Mr Satterthwaite ne put s'empêcher de se sentir flatté de ce qu'un homme tel que le commandant fît appel à lui, le plus insignifiant de tous.

Il allait exprimer son regret lorsque Thompson, le majordome, entra avec un plateau d'argent qu'il présenta à son maître et sur lequel il y avait une carte de visite. Mr Unkerton, toujours sur sa chaise, paraissait complètement ailleurs.

— J'ai informé ce gentleman que vous ne pourriez probablement pas le recevoir, expliqua Thompson. Mais il insiste : il a rendez-vous et ce qui l'amène ne souffre aucun délai.

Comme à regret, Unkerton lut la carte.

— Mr Harley Quinn. Je me souviens, en effet, qu'il désirait me voir au sujet d'un tableau mais, vu les circonstances…

Mr Satterthwaite s'avança vivement.

— Mr Harley Quinn ? C'est extraordinaire !… Commandant, je crois que je vais pouvoir vous aider. Ce Mr Quinn est un de mes amis – je dirais plutôt une de mes connaissances – c'est un homme des plus remarquables.

— Une de ces personnes qui résolvent les énigmes sans doute ? ironisa l'inspecteur.

— Non, pas du tout. Mais il est doué du pouvoir presque surnaturel de vous éclairer sur ce que vous avez vous-même vu et entendu. Quoi qu'il en soit, exposons-lui l'affaire et voyons ce qu'il en dira.

Mr Unkerton jeta un coup d'œil à l'inspecteur mais ce dernier se contenta de renifler en contemplant le plafond. Sur un signe de son maître, Thompson sortit et revint bientôt accompagné d'un homme grand et mince.

— Mr Unkerton ? (Le nouveau venu échangea une poignée de main avec le maître de maison.) Je suis désolé de vous importuner en un pareil moment. Nous remettrons notre petite conversation concernant le tableau à une autre fois. Ah ! mon ami, Mr Satterthwaite ! Toujours aussi épris de tragédie ?

Un léger sourire effleura les lèvres du visiteur alors qu'il prononçait ces derniers mots.

— Mr Quinn, répondit gravement Mr Satterthwaite, nous sommes justement plongés dans un drame. Le commandant Porter, que voici, et moi-même, aimerions connaître votre opinion à ce sujet.

Mr Quinn s'assit. L'abat-jour rouge de la lampe placée derrière lui projetait sur le tissu à carreaux de son pardessus une large bande de lumière colorée. Son visage, laissé dans l'ombre, paraissait couvert d'un masque.

En peu de mots, Mr Satterthwaite lui retraça les points principaux de l'affaire et se tut, hors d'haleine, prêt à recueillir les paroles décisives de l'oracle.

Mais Mr Quinn se contenta de hocher la tête en remarquant simplement :

— Une triste histoire… l'absence de mobile m'intrigue beaucoup.

Unkerton le regarda fixement.

— Quelqu'un a entendu Mrs Staverton menacer Richard Scott. Elle était terriblement jalouse de sa femme. La jalousie…

— Je sais, je sais… Mais vous avez mal interprété mes paroles. Je ne faisais pas allusion au meurtre de Mrs Scott mais à celui du capitaine Allenson.

— Vous avez raison, admit Porter en se redressant vivement. Il y a là quelque chose qui cloche. Si Iris avait projeté de tuer Moira, elle aurait attendu le moment de la surprendre seule. Nous sommes sûrement sur une mauvaise piste, et je crois que j'ai trouvé une autre solution. Je n'ai pas l'intention de contester le fait que trois personnes seulement se trouvaient dans le jardin secret, mais… supposons que le drame se soit déroulé différemment. Supposons que Jimmy Allenson ait tué Moira et se soit ensuite donné la mort. Ce n'est pas impossible. Il lâche le revolver dans sa chute… Iris, qui l'aperçoit en arrivant sur les lieux, le ramasse, exactement comme elle l'a déclaré. Qu'en pensez-vous ?

L'inspecteur eut un geste d'impatience.

— Ça ne tient pas, commandant Porter. Si le capitaine s'était suicidé en appuyant le canon de l'arme contre sa poitrine, son vêtement porterait des traces de brûlure, là où la balle a pénétré.

— Il aurait pu tenir l'arme à bout de bras.

— Dans quel but ? D'autre part, pour quel motif aurait-il voulu tuer Mrs Scott et se suicider ensuite ?

— Un moment de folie ? suggéra Porter, mais son ton manquait de conviction. Il garda un instant le silence puis, se tournant vers l'étranger : alors, Mr Quinn ?

L'interpellé protesta :

— Je ne suis pas magicien, pas même criminologiste. Mais, je vous dirai cependant une chose… Je crois à la valeur des impressions. Au cours d'un drame, il y a toujours un fait qui, à vos yeux, se distingue du reste, une image qui se grave à votre insu dans votre esprit. Dans cette affaire, Mr Satterthwaite a dû être l'observateur le plus impartial de tous. Dites-nous ce qui vous a le plus frappé. Est-ce le moment où vous avez entendu le coup de feu ? Celui où vous avez vu le revolver dans la main de Mrs Staverton ? Réfléchissez bien.

Mr Satterthwaite fixa Mr Quinn dans l'attitude de l'écolier qui s'apprête à répéter une leçon dont il n'est pas sûr.

— Non, articula-t-il lentement. Il s'agit de tout autre chose. Le moment dont je me souviendrai toujours est celui où je me trouvais seul près des corps… et contemplais Mrs Scott. Je la voyais, étendue sur le côté. Ses cheveux étaient ébouriffés… Il y avait une goutte de sang sur le lobe de son oreille…

Et tout de suite, alors même qu'il prononçait ces mots, il eut conscience qu'il venait de dire quelque chose de terrible, d'une grande portée.

Unkerton sembla sortir de son apathie pour remarquer :

— Du sang sur son oreille ? Oui, en effet, je me souviens à présent.

— Sa boucle d'oreille a dû se détacher dans sa chute, expliqua Mr Satterthwaite.

Mais il se rendit compte que cela était fort improbable.

— Elle est tombée sur le côté gauche, précisa Porter. Je suppose qu'il s'agissait de cette oreille ?

— Non, de l'oreille droite.

L'inspecteur sortit quelque chose de sa poche.

— J'ai trouvé ce morceau d'anneau doré dans l'herbe.

— Mais bon sang ! cria Porter. Cet anneau n'a pu être arraché ainsi au cours d'une simple chute. Je jurerais plutôt qu'il a été emporté par une balle.

— Mais… le commandant a raison ! s'exclama Mr Satterthwaite.

— Voyons, remarqua posément l'inspecteur. Il n'y a eu que deux coups de feu. Une balle ne peut lui avoir effleuré l'oreille et lui traverser le corps dans le même temps. Et si l'une des balles lui a effleuré l'oreille et l'autre lui a traversé le corps, d'où vient celle qu'a reçue le capitaine ? À moins qu'il ne se soit trouvé devant Mrs Scott et n'ait été transpercé par la même balle… Oh ! non, même ainsi… à moins…

— À moins que Mrs Scott n'ait été dans ses bras à ce moment-là. C'est bien ce que vous vouliez dire ?

Mr Quinn eut un vague sourire :

— Ma foi, pourquoi pas ?

Tout le monde se regarda. L'idée leur paraissait tellement étrange… Allenson et Mrs Scott…

Mr Unkerton protesta :

— Mais ils se connaissaient à peine !

— En sommes-nous certains ? s'enquit pensivement Mr Satterthwaite. Ils se connaissaient peut-être mieux que nous le pensons. Lady Cynthia m'a raconté qu'elle avait rencontré Jimmy Allenson en Égypte, l'hiver dernier et vous… (Il se tourna vers Porter.) Vous m'avez appris que Scott a fait la connaissance de sa femme au Caire, vers la même époque. Il est fort probable, après tout, que les jeunes gens se soient connus là-bas.

— Pourtant, ici, je ne les ai pas vus souvent ensemble, protesta Unkerton.

— Non. Ils s'évitaient plutôt. À présent que j'y pense, leur attitude n'était pas très naturelle.

Ils fixèrent Mr Quinn, un peu surpris des conclusions auxquelles ils venaient d'aboutir, sans s'en douter.

Mr Quinn se leva et remarqua :

— Vous avez vu comment les impressions de Mr Satterthwaite nous ont éclairés. (Il se tourna vers Unkerton.) À votre tour, maintenant !

— Hein ? Je ne comprends pas ?

— Vous étiez très absorbé lorsque je suis arrivé dans cette pièce. J'aimerais savoir exactement ce qui vous obsédait. Peu importe si cela n'a rien à voir avec le drame ou si vous craignez de passer pour… superstitieux. (Mr Unkerton tressaillit légèrement.) Racontez-nous.

— Volontiers, bien que cela n'ait aucun rapport avec l'affaire et que vous vous moquerez probablement de moi. J'étais en train de souhaiter que ma femme ne persiste pas dans l'idée de remplacer la vitre de la fenêtre hantée. J'ai peur que d'y avoir touché ait attiré la malédiction sur nous.

Il ne comprit pas pourquoi les deux hommes lui faisant face sursautaient soudain.

— Mais, elle ne l'a pas remplacée, finit par dire Mr Satterthwaite.

— Si. Le vitrier est venu ce matin de bonne heure.

— Grand Dieu ! s'exclama Porter. Je commence à comprendre. La pièce est, j'imagine, lambrissée et non tapissée ?

— En effet, mais je ne vois pas…

Porter était déjà sorti et les autres se lancèrent à sa suite. Il se rendit directement dans la chambre qu'avaient occupée les Scott, une grande pièce aux murs entièrement recouverts de panneaux de bois, et agrémentée de deux fenêtres exposées au sud.

Porter s'activa à tâter la boiserie du mur ouest.

— Il y a sûrement un ressort quelque part… Ah !

On entendit un déclic et une partie de la boiserie s'écarta, découvrant les vitres sinistres de la fenêtre hantée. Un des carreaux était propre et fraîchement posé.

Porter se baissa soudain et ramassa quelque chose qu'il déposa dans sa paume ouverte : une petite plume d'autruche. Il leva les yeux sur Mr Quinn qui hocha la tête en signe d'assentiment.

Porter ouvrit l'armoire à chapeaux qui contenait quantité de coiffures ayant appartenu à la victime et en tira une, ornée de plumes… un chapeau d'Ascot très travaillé.

Mr Quinn prit la parole d'une voix douce.

— Imaginons un homme de nature excessivement jalouse, un homme qui est venu ici, il y a des années, et qui connaît le secret du ressort dans la boiserie. Un jour, pour se divertir, il le fait jouer et jette un coup d'œil sur le jardin secret. Là, sûrs de ne pas être surpris, se trouvent sa femme et un autre homme. Dans son esprit malade, il ne doute pas un instant des sentiments que les prétendus coupables nourrissent l'un pour l'autre. Il est fou de rage. Que faire ? Il lui vient une idée et, ouvrant l'armoire à chapeaux de sa femme, il coiffe celui qui est agrémenté d'un large bord et de plumes. Il fait sombre et se souvenant de l'histoire du fantôme, il se dit que quiconque viendrait à lever les yeux sur la fenêtre, croirait y apercevoir l'ombre du « Cavalier ». Ainsi rassuré, il retourne à son poste et lorsque les deux amoureux sont dans les bras l'un de l'autre, il tire. Un merveilleux tireur… Alors que ses victimes s'écroulent, il tire à nouveau, cette balle arrache au passage l'anneau doré de sa femme. Il lance l'arme dans le jardin, s'élance dans les escaliers et sort en passant par la salle de billard.

Porter fit un geste vers le conteur.

— Mais il nous a laissés accuser Iris ? Il n'a rien fait pour l'innocenter. Pourquoi ?

— Je crois que je sais pourquoi. J'imagine, bien que ce ne soit là que conjecture de ma part, que Richard Scott fut, à une certaine époque, épris d'Iris Staverton, tellement épris que le fait de la rencontrer des années plus tard, ranima les cendres de la jalousie dans son cœur. À mon avis, Iris Staverton a cru, un temps, qu'elle aimait Scott, et ce fut pour s'en assurer qu'elle participa à une expédition en sa compagnie et celle d'un autre homme… Elle en revint, amoureuse du meilleur des deux.

— Le meilleur des deux ? Vous voulez dire ?…

— Oui, approuva Mr Quinn avec un demi-sourire. C'est bien de vous que je parle et si j'étais à votre place, j'irais la retrouver.

— J'y vais !